Les ruelles du port resplendissaient par leur sordidité et par l'odeur qui emplissait l'air. A ce tableau pittoresque s’ajoutait toutes sortes d’éléments qui en reflétaient les caractéristiques : des marins, des matelots, des hisse-et-ho, des chariots cahotant sur les pavés, des poissonniers, des voleurs à la tire, des mendiants, des chemineaux, des venelles sombres et lointaines… tout comme celle où se trouvaient une demi-douzaine de brigands sans pitié, en train de frapper un Elfe devin à coups violents et répétés.
Peut-être qu’avec son manteau noir à capuche, Yliel avait été pris pour un riche magicien. Or, il n’en était bien sûr rien. Les bandits sadiques avaient retiré sa capuche, révélant ses oreilles pointues. Ils prenaient un malin plaisir à le rouer de coups de pieds et de bâtons, sans savoir que le Devin y prenait presque autant de plaisir qu’eux. Leur chef, un grand gaillard au menton carré et au regard inquiétant, leva la main brusquement.
« Allez, ça suffit ! On arrêtera que lorsque tu nous fileras ton pognon ! On est gentils avec les Elfes, nous, hein les gars ?! »
Le reste de la bande ricanait de mauvais cœur, jusqu’à ce qu’un petit rire dément, celui d’Yliel, installa un silence inquiétant parmi les malfrats. Se taisant, Yliel, qui pouvait parfaitement parler malgré les quelques coups reçus au visage, adressa quelques rimes au chef.
« Vous qui êtes si gentils avec ma personne,
Mère Nature avec vous s’est montrée couillonne !
Croix de bois, croix de fer, crois-moi mon petit père,
Bave des crapauds n’atteint point… »
Yliel fut interrompu par un violent coup de poing (sans jeu de mots) de la part du chef des brigands.
« Tu te payes nos tronches ?! On a été sympas avec toi, pauvre limace ! Allez les gars, saignons-lui la gorge et les boyaux avant de lui soutirer son fric ! Lui et ses vers à la con ! »
L’expression souriante mi-démente mi-puérile d’Yliel se mua peu à peu, lentement, en une expression mi-agressive mi-sournoise. N’affichant plus aucune joie dans son regard, plutôt une envie de sang. L’Elfe aliéné fronça les sourcils, puis souria légèrement en se léchant brièvement le coin des lèvres…
…
Trente secondes plus tard. Au tableau sombre de la ruelle lointaine s’était ajouté quantité de taches de sang. Partout. Sur les murs, sur les pavés du sol, sur les tonneaux.
Tous les bandits, y compris leur chef, gisaient dans tout ce sang. Leur sang.
Plantées dans les poitrines ou les fronts des divers cadavres, des cartes bleues, pointues et tranchantes, avaient été invoquées par Yliel. Après tout, c’était sa spécialité de faire apparaître de nulle part des cartes à volonté, même si les cartes tranchantes lui servaient davantage pour le combat rapproché que ses vingt-deux cartes de tarot magiques. S’il y avait bien deux uniques choses pouvant pousser Yliel à une forme d’agressivité mêlée d’amusement malsain, c’était soit s’attaquer physiquement à lui, soit se moquer de ses vers. Les vauriens avaient hélas rempli ces deux conditions.
Le Devin, un sourire au lèvres, gloussant à faible voix, ne portait aucune trace de sang sur son manteau noir, ni sur sa capuche. Aucune. Mais il se tenait les côtes, et crachait des gouttes de sang par intermittence sur les pavés. Son expression laissait à la fois la place à celle d’un homme perdu dans sa joyeuse folie qu’à celle d’un individu souffrant.
*Ils pourront rire de mon exceptionnalité versifiante à leur guise dans l’Autre Monde !*
La bruine entra en scène, mouillant ses cheveux écarlates et adoucissant nettement sa coiffure tout comme son esprit. L’Elfe sylvain regarda la couleur perle du ciel, et ce d’une manière étonamment sereine, bien que toujours aussi étrange. Ce n'était pas souvent qu'il semait gaiement la mort…
Une fois arrivé au port, au bord de l'océan, personne ne faisait attention à lui en cette fin de journée. Il semblait blessé, et alors ? Chacun ses problèmes. Les agressions étaient monnaie courante dans la jungle qu’était ce port. Mais Yliel ne voulait pas spécialement l’attention de qui que ce soit, puisqu’il s’en fichait éperdumment. Il ne se donnait en spectacle que lorsqu’il en avait envie ou qu’il rencontrait des gens.
Rarement dans un état aussi pitoyable, l’Elfe ne souriait plus. Les blessures infligées à ses côtes étaient peu profondes, et il avait arrêté de cracher du sang, mais les chocs reçus et sa magie épuisée allaient lui faire perdre conscience. Sa carte du Pape, lui permettant de régénérer n’importe quel être vivant mâle (lui compris), requérait trop de pouvoir pour être invoquée : il se trouvait donc en bien mauvais état. Même dans son esprit d'original, il savait qu'il lui fallait un breuvage, quelque chose pour ranimer son esprit. Bien qu'il n'avait pas d'argent sur lui. Il poussa alors la porte d’une taverne, n’importe laquelle. Il fit quelques pas, puis tomba la tête la première sur le plancher et perdit connaissance.