La nuit était tombée sur Reilor depuis quelques heures à présent. Dans les rues, des milliers de lanternes aux couleurs bariolées dispensaient une lumière chaude et pourtant étrange, presque surnaturelle. J'aimais la seconde partie du mois des Sombres Aubes. Passés les pleurs et la dépression ambiante des premiers jours, la ville reprenait vie et s'éclairait, célébrant la vie, riant au nez de la mort. C'était peut être la période durant laquelle j'avais le plus de mal à détester les humains. Il m'arrivait même, presque malgré moi, de les admirer.
Il faut être particulièrement stupide pour narguer la mort quand on a de si faibles capacités.
En plus de cela, c'était sans doute la seule période de l'année où les créatures de la nuit, de l'ombre et du chaos pouvaient marcher parmi le peuple sans craindre de se retrouver sur un bûcher dans l'heure. Ou écrasées sur le pavé. Ou transpercées de piques. Bref, c'était assez agréable.
C'est donc d'un pas inhabituellement joyeux et sautillant que je parcourais les ruelles du port, Nareil à mon côté. L'ambiance festive semblait l'avoir contaminé lui aussi, et sa prestation plus tôt à la taverne m'avait laissée sans voix. Magique. Son déguisement y était sûrement pour quelque chose, cela dit. Les cheveux noirs aux reflets huileux, qui transformaient la lumière des lanternes en nuances d'incendie, la peau pâlie, les lèvres sombres, et les tatouages... Ciel, ces tatouages. "Démon", hein. Si seulement il avait pu saisir l'ironie de la situation...
Cette apparence sauvage éveillait de multiples possibilités dans ma cervelle corrompue. Peut être qu'un jour, je pourrais vraiment le transformer ainsi. Peut être qu'un jour, il me rejoindrait dans l'ombre...
Je m'appliquais pourtant à ne pas trop le dévisager. Je savais qu'il n'aimait pas ce genre d'attention, qu'il en récoltait déjà beaucoup trop à la taverne. Même si les habitués avaient pour la plupart arrêté de le considérer comme une petite damoiselle fragile et délicieuse, il recevait encore beaucoup de... "propositions" plus ou moins subtiles des nouveaux attirés par les fêtes du mois des Sombres Aubes. Je ne voulais pas le gêner plus que nécessaire.
Pourtant, la lueur qui brillait au fond de mon regard n'avait rien à voir avec la luxure.
Moi même, j'avais cédé à la coutume du déguisement et portait un long manteau noir, partiellement déchiré, ainsi qu'un masque composé de morceaux variés et disparates de cranes d'animaux. L'effet était... dérangeant. De face, on aurait pu croire à un immense squelette de loup bipède souriant. De côté, les défenses et les crocs positionnés à des endroits improbables faisaient plus penser à une expérience de nécromant ayant assez mal tourné. Et sous le museau proéminent, dans l'ombre qui s'étirait sur mon menton, mon sourire tordu renvoyait un éclat sordide.
J'avais même poussé l'effort jusqu'à rendre ma peau d'un peau violacé maladif, sur laquelle mon réseau sanguin s'imprimait en noir. Ainsi, je n'avais plus grand chose d'humain.
Quelque part, j'avais plus l'impression d'avoir quitté mon déguisement habituel que de m'en être créé un nouveau.
Nous descendîmes le long labyrinthe de ruelle le long du port, pour parvenir enfin quelques minutes plus tard sur une vaste place entourée de maisons particulièrement biscornues. Nous y étions.
Les roulottes des saltimbanques étaient poussées le long des façades, et leurs tentes colorées avaient été dressées au milieu, en cercle. Un petit passage avait été aménagé à un endroit pour permettre aux spectateurs de rentrer.
Un homme en costume mal ajusté y attendait les premiers clients. Son corps trop grand et trop fin ployait sous le poids de son crâne disproportionné, étrangement allongé. Il ne prêta pas la moindre attention à nos déguisements, ce que je trouvais au fond de moi un peu vexant mais pas plus étonnant que ça, vue le milieu où il évoluait quotidiennement, se contentant de nous tendre deux tickets bariolés.
Bienvenue, bienvenue ! Venez assister ce soir au plus étrange des spectacles ! Bêtes-humaines, animaux rares capturés dans les plus exotiques régions de l’archipel, contorsionnistes et autres démembreurs ! Venez, chers messieurs, belles dames, venez les observer ce soir ! Le cris soudain me fit presque sursauter. L'homme qui l'avait lancé nous souriait depuis la caisse où il était perché, très classe dans son veston vert rayé de noir et son haut chapeau. Je hochais la tête pour le saluer et pressais le pas. Je voulais avoir le temps d'observer les stands avant que le spectacle, véritable attraction de la soirée, ne commence.
L'espace entre les tentes avait été aménagé pour permettre aux gens de déambuler entre les différents stands. Des cages étaient placées un peu au hasard, dans une composition étrange, et renfermaient tout un tas d'animaux grognant, sifflant ou chantant. Les rideaux ouverts des plus petites tentes dévoilaient déjà des scènes occupées par les attraction mineures du freakshow : Musner, l'homme hippopotame, aux membres courtaud et extraordinairement musclés, et au crâne aplatit faisant effectivement vaguement penser à celui d'un hippopotame. Grina, la femme panthère, qui, entièrement dénudée si on exceptait un pagne sommaire, dévoilait une longue queue touffue et une fourrure tachetée magnifique. Une néko. Je grimaçais. Elle n'avait pas l'air particulièrement malheureuse, aguichant les clients les plus proches avec des poses osées et des clins d’œil, mais je n'aimais pas l'idée qu'elle soit présentée comme une bête de foire. Enfin, heureusement, elle n'était pas dans une cage. C'était déjà ça.
Je me désintéressais pourtant rapidement de ces scènes. La plupart de ces créatures seraient présentées durant le spectacle. Au milieu du cercle des tentes, un cracheur de feu divertissait la foule en dansant au son d'un violoniste. Celui ci, plutôt doué, ne semblait pas totalement rassuré. Je le comprenais : la plupart des souffles enflammés de son collègue le frôlaient de peu, le forçant à changer de position assez souvent, si bien qu'on ne savait pas exactement le quel faisait danser l'autre.
Plus loin, dans un coin moins fréquenté, je vis une femme en tenue de ballerine brosser avec attention le pelage d'un poney outrageusement rose. Je détournais rapidement le regard. Cela, oui, cela était sans doute un aperçu de la véritable horreur de ce monde. Si je le regardais plus longtemps, j'allais probablement vaincre les lois de la nature et me mettre à faire des cauchemars.
Mon regard se porta alors sur la cage la plus proche de moi. Contrairement aux autres, elle était faite de bois et non de métal. Un curieux animal couvert d'écailles d'un mauve nacré profond s'y reposait, roulé en boule. Un panneau sur le côté de la cage indiquait la nature de la créature.
- Citation :
- « Tatoul'kel
Animal originaire de Ghurol. Il a la particularité de se nourrir de minéraux, après les avoir dissous avec sa bave corrosive. Très câlin, affectueux, tant que vous n'êtes pas un Golem. »
Je levais un sourcil et passais à la cage suivante. Une petite boule de fourrure jaune vif y avait fait son nid. Sa vue me rappelait vaguement quelque chose... Se sentant sûrement observée, la bestiole ouvrit un grand œil limpide et me dévisagea en retour.
« Monsieur rouge ! »De surprise, je fis un pas en arrière. Je la connaissais ! Et elle me reconnaissait. Je ne savais pas si c'était une bonne chose.
Nareil ! Viens voir. J'ai retrouvé un vieille connaissance. Tu te souviens de … de ça ? Je désignais d'un geste vague la cage. Le panneau qui se trouvait dessus indiquait qu'il s'agissait d'un Piknee, une créature télépathe dotée d'une intelligence rudimentaire originaire de Rosyel.
Mais avant que nous n'ayons eu le temps de nous pencher sur le cas de la bestiole jaune, un clairon retenti sous le grand chapiteau, signalant aux spectateurs qu'il était tant qu'ils prennent leurs places pour le début du show. Portés par le mouvement de foule, nous dûmes nous éloigner de la petite cage, où la créature maintenant surexcitée sautillait en continuant de pépier à tue-tête :
« Monsieur rouge ! Monsieur rouge ! J'aime pas la cage, monsieur rouge ! Pars pas ! »Je secouais la tête, et entrais à la suite de Nareil dans la grande tente, essayant de ne pas me sentir coupable.
En vain.