Ouvre les yeux. Doucement, un œil après l'autre. Ma vision se brouilla tandis que je soulevai péniblement les paupières. M'avait-on drogué ? Cette question s'imposa à moi en même temps que je découvrais la pièce dans laquelle je me trouvais. Rouge intense, rouge carmin, rouge sang. Une couleur tout à fait merveilleuse, mais le lieu ne s'y prêtait guère. Des murs, immenses, des miroirs, toujours des miroirs, et moi. Aucune fenêtre, aucune issue. Qu'avais-je fumé encore.... J'ai brutalement refermé les yeux en replongeant dans l'obscurité. C'était beaucoup trop rapide, il fallait que j'émerge plus lentement. « Calme toi. Respire profondément, calque ton rythme sur celui de ton cœur. Inspire, expire. » Allongée en chien de fusil, j'enserrais mes genoux de mes bras. « Inspire, expire. » Je ne sentais que les cheveux qui me tombaient sur le visage, et une odeur. « Inspire, expire. » Une odeur fraîche, celle d'un arbre coupé, ou de milliers de feuilles tombant à l'automne. « Inspire, expire. Concentre toi. Ne pense qu'à cette odeur. Inspire longuement, retiens la fragrance captive un moment. » Des feuilles, peut-être de l'eau aussi, un peu de colle liquide. « Réfléchis, passe en revue tes connaissances. » L'odeur de l'imprimerie, l'odeur du papier. « Expire, reprend une goulée d'air afin d'en être certaine. » Le parfum narguait mes narines, les chatouillait, mais j'en étais sûre. « Inspire, expire. Met toi sur le dos, laisse la t'aider. » J'ai basculé sur le côté, en écarquillant les yeux malgré moi. Le rouge dansait au plafond, reflété par les glaces. Un moment flou, avant de reprendre toute sa clarté avec la venue de la douleur. « Inspire, expire. Utilise ta souffrance, laisse la te réveiller. Fait d'elle un outil, pas une entrave. » La vague douloureusement glacée qui avait prit naissance dans mon flanc droit se répandit dans tout mon corps, se changeant en adrénaline pure. « Ne la brime pas, ne cherche pas non plus à l'étendre. Laisse la aller, et maintenant sent. Sent avec elle. » Mon flair reprit le dessus, et je ne me focalisai que sur ce dernier. Papier. Rien d'autre que du papier. Pas de bois, pas d'acier autre que mes propres armes, pas de fer, pas de tissu, pas de pigments naturels, rien, juste du papier. « Raisonne avec elle. » Cela ne pouvait pas être réel. Toute habitation contenait au moins des matériaux primaires que l'on retrouvait dans la charpente, les murs, la peinture ou le sol. Ici, je ne sentais que du papier. Un papier lourd, un papier qui m'était inconnu. Inspire, expire. Garde le contrôle. Du papier de verre ? J'en avais entendu parler, mais je n'avais jamais pu enregistrer sa trace olfactive. Ce n'était pas possible. L'inquiétude de l'inconnu me prit aux tripes, près de ma vieille blessure. Où étais-je ? « Ne soit pas idiote. Arrête de te poser des questions si naïves. »Je ne pouvais pas savoir où j'étais sans explorer, il en allait de soi. Je me suis levée souplement en appréciant l'élancement qui parcourait mon abdomen. Il me rendait plus lucide, encrée dans la réalité, plus alerte. C'était un ami que je ne connaissais que trop bien, et qui pour la première fois ne put être à cent pour cent efficace. « Garde le contrôle. » Il y avait du papier, oh ça oui il y en avait !
Des dizaines et des dizaines de feuilles étaient accrochées aux murs pourpres, en alternance avec des miroirs de toutes tailles. Certains avaient l'air infini et d'autres ne laissaient apparaître qu'un fragment de peau, une mèche, un morceau de cuir. Je détournai rapidement mon attention de ceux-ci, mon esprit étant aspiré par les feuilles. Ce n'était d'ailleurs pas que du simple papier, c'étaient des photos. Des photos de moi, dans diverses situations, dans diverses positions, à de diverses époques. La première qui m'interpella, fut une représentation d'une fillette. Minuscule, elle était perchée sur le dos d'un homme à forte carrure, ses épaules larges soulevées dans ce qui était un éclat de rire. Ce n'était qu 'un paysan, un paysan humain. Son sourire était rude mais authentique. Mon père. Je n'étais qu'une gamine à ce moment là. J'avais peut-être trois ou quatre ans, pas plus, mais certains de mes traits n'avaient pas changés d'un iota. Enroulée au bras de mon père, une queue rousse sombre se faisait remarquer. Et si l'on se penchait vers la bouche ouverte de l'enfant, on pouvait clairement discerner deux petits crocs. En revanche, on ne voyait pas ses yeux. Mes yeux. J'ai pivoté comme un automate, et j'ai fait face au plus imposant des miroirs. Deux rubis percés de pupilles parfaitement ronde m'observaient. En faisant un pas vers mon reflet, je me suis placée dans une tâche de lumière dont j'avais du mal à deviner la provenance. Mes pupilles se rétractèrent instinctivement, rétrécissant jusqu'à former une fente sombre. Difficile de douter de mes origines félines...Mon regard et celui de la jeune-femme dans le miroir ont glissé plus bas. Sa bouche charnue, teintée de corail, était entrouverte sur des dents blanches et régulières, du moins en exceptant les quatre poignards effilés qui y prenaient place. Ils n'avaient rien à voir avec ceux d'un chat, mais plutôt à ceux d'un animal plus gros. Un lynx peut-être. Sa peau était pâle et luisait doucement, couverte à partir du cou de cuir sombre. Un cuir d'ombre, un cuir de voleur, un cuir de tueur. Un cuir duquel s'échappa une longue queue au poil lustré. J'ai soulevé un sourcil en me dévisageant, et la femme en a fait de même. Haussement impétueux, dédaigneux, hautain. Mécaniquement, je n'ai pas pu m'empêcher de passer la langue sur mes crocs, habitude que je n'arrivais pas à éliminer. La tueuse a suivie, et vu ainsi le geste paraissait presque sensuel, fascinant et d'autant plus inquiétant.
Je ne vais pas mentir, je sais que je suis belle, et s'il faut être narcissique pour l'admettre alors soit. La lumière nimbait de reflets caramels mes lourds cheveux acajou, qui m'arrivaient un peu en dessous de la poitrine. J'ai reculé en me fondant dans la pénombre, y voyant toujours aussi clairement. La femme s'était plongée dans l'obscurité sans problème, sa silhouette fine et sauvage épousant les formes que la nuit imposait normalement naturellement. « Si tu ne penses qu'à elle, la mort surgira de tes doigts. » Glissement silencieux et la souffrance devient des griffes. A la place de chacun de mes ongles, une griffe recourbée est présente. Glissement silencieux et la souffrance retourne en moi. Elle est toujours là, elle se terre lorsque je suis immobile, resurgit dès que je bouge. Elle m'aide, elle me booste. Je suis revenue vers les photos en quittant la glace avec un sourire. La photo suivante celle de ma petite enfance avait été prise dans une rue. On devinait un homme à mon côté, et je savais qui c'était, mais il avait été coupé pour ne laisser que ma personne. Le corps d'une adolescente, petite, frêle. Rien à voir avec mon mètre soixante-quinze, pourtant je me reconnaissais plus ainsi qu'au côté de mon père. Ça faisait parti de mon existence. Je suis passée à une autre photographie . Toujours moi, mais en train de combattre une quelconque cible. J'avais l'impression que c'était beaucoup plus récent, un an, peut-être deux. Un rictus mauvais aux lèvres, crocs dévoilés, j'étais plus félin que humanoïde. Ma main gauche serrait la garde d'un poignard et ma jambe droite était relevée en un méchant coup de pied à hauteur de gorge. Ma queue fauchait les pieds de mon adversaire. Un prédateur, pas une femme. C'est avec fierté que je passai de photo de en photo, jusqu'à celle qui me fit piler net. A califourchon sur un homme dont la tête avait été tronquée , cette pose ci était plus personnelle. Non que je sois pudique, mais je n'appréciais pas plus que cela de voir ma cicatrice exposée. C'était la seule photo où on ne voyait pas mon visage, juste mes cheveux tombant sur mon estomac nu, le mélange de peau là où mon être rejoignait celui de ma conquête, et mes mains posés sur son torse. Pourtant je m'en fichais, je ne fixais qu'une chose. Près de mon bas-ventre, juste en dessus de ma hanche droite, partait une trace indélébile de ma formation. Elle se prolongeait jusqu'entre mes seins, troublant la netteté de ma peau. Souffrance. Pour toujours.
J'ai 23 ans. Vingt-trois années que je suis née, onze que je porte cette cicatrice, onze qu'elle me fait mal à chacun de mes mouvements. Onze ans qu'elle m'aide à avancer, comme le faisait celui qui me l'a administré. J'ai jeté un dernier regard à moi même. La douleur m'accompagnerait jusqu'à la fin de ma vie, parce que c'était ma plus vieille amie, et qu'au fond, je dois être passablement masochiste. Alors en vu de ce qui m'était destiné, perdre du temps ne me tuait pas. Je me suis donc assise, et j'ai attendu.