Lorsqu'on est un fin stratège, on se doit d'évaluer les forces ennemies... C'est ce qu'était partie faire Eilantha en cette splendide fin de matinée. Il y a certaines choses que l'on doit malheureusement faire soi-même. Surtout lorsqu'on souhaite pouvoir manipuler les autres ensuite. Autre : sous-entendu de son propre peuple. Plus on en sait... plus on peut frapper avec la précision d'une aiguille et faire mouche. On peut même tenter d'affaiblir l'adversaire, par la même occasion.
Pour toutes ces raisons, l'océanide avait pris la direction du port de Reilor. Elle n'en était pas à sa première escapade, cependant elles restaient assez rares. Et elle n'était pas encore sortie ni de l'eau, ni de l'ombre de ses points d'observations. Elle n'était pas stupide au point de s'imaginer qu'une sirène passerait inaperçue une fois sur place. C'est pourquoi, Eil' s'était faufilée sous les pontons dans le calme de l'heure du déjeuner. Puis apercevant un coin de feuilles que venait de faire tomber un passant, elle le tira prudemment à elle. C'était un journal. Cela pouvait se révéler intéressant. Sans plus attendre, elle s'insinua à nouveau dans l'ombre des passerelles et des rochers. Si bien que si quelqu'un avait remarqué la disparition du journal ou un éclat particulier... Une fois sur place il ne trouverait que les flots pour lui répondre.

Eilantha avait repéré non loin une petite crique déserte à l'abri des regards indiscrets et surtout de ses imbéciles d'humains. Elle s'y dirigea évitant de longer la côte et s'enfonça plus dans les profondeurs de la mer, la gazette toujours en main. Elle arriva enfin jusqu'à la baie de sable où elle se hissa entre deux rochers. De quoi rester camoufler pour lire tranquillement le bulletin et se sécher. Cela faisait partie de son plan, Eil' allait tenter de se mêler à la foule sous forme humaine. Seul problème à l'horizon ? Elle n'avait rien pour cacher sa nudité. Elle avait remarqué que les humains portaient des bouts de tissus à cet effet. Bien qu'elle répugnât à cette pratique, il fallait en passer par là pour se fondre dans la masse... Mais où en trouverait-elle ?
Pour le moment Eilantha parcourait les nouvelles des yeux. Le rêve semblait être au goût du jour. La semaine précédente, elle avait pu lire dans un papier semblable qu'un séisme avait ravagé les îles. Ce qui expliquait les remous dans les profondeurs... Mais revenons-en au rêve. D'après ce qu'elle feuilletait, il s'agissait du rêve que son peuple faisait aussi chaque année en direction de cette île. Une île entourée de mystère et peuplée de leurs plus grands désirs. Une image se dessina nettement dans ses pensées : Deux trônes... L'un où siège son prince qui l'attend et lui fait signe de s'asseoir sur le second à ses côtés. Elle n'avait pas besoin de cette île pour en rêver, mais ce soir-là elle avait l'impression que toutes ses ambitions prenaient vie. Elle détacha son regard du journal et le posa nonchalamment à côté d'elle dans un soupire.

C'est alors qu'elle entendit de légers clapotis... Eil' leva un sourcil de surprise car elle n'avait absolument rien entendu plutôt, trop absorbée par ses réflexions au sujet du Rêve... Ses écailles avaient séché rapidement sous les rayons de lumière qui fusaient à cette heure et ses nageoires avaient cédé leur place à une paire de jolis pieds. Elle se retourna doucement, remettant ses cheveux en place par la même occasion. Elle se hissa ensuite prenant appuie sur la roche, pour apercevoir à quelques mètres de là une jeune femme se baignant nue dans l'onde... Une jeune femme, pourvue de plumes noires dans le dos ? Elle papillonna des yeux n'étant pas bien certaine de ce qu'elle observait. Cela ne pouvait être une humaine... Ou sinon elles avaient de drôle d'idée à se déguiser comme cela. Eilantha descendit de son rocher, foulant le sable de ses pieds menus. Elle avait repéré les vêtements disséminés sur le sol... Et tandis que l'étrange créature pataugeait, elle s'approcha en silence. L'unique bruissement de ses pas dans le sable chaud la trahissant. Gardant un oeil sur la femme ailée qui avait maintenant les yeux rivés sur le ciel, Eil' commença à ramasser ses vêtements un par un. Avec un peu de chance, elle pourrait filer en douce...

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Je me dore au soleil, laissant l’eau chaude détendre mes muscles crispés. Petit à petit, mes bras tombent et coulent sur mes ailes, matelas de plumes moelleuses. D’un coup de pieds je m’éloigne de la plage, avant de fermer les yeux en un semblant de sieste. Je replie mes mains sous ma tête pour la relever et me laisser entendre le doux roulements des vagues qui vont et viennent, emportant dans leur sillage tout coquillage ou caillou se trouvant sur son chemin, ou bien l’esquivant en passant par-dessus, sans oublier de le polir et de le strier du même motif qu’elles. Rien ne vient troubler le calme de cette crique, j’ai eu raison d’y venir. A part peut-être ce léger bruissement, rien de bien méchant. On dirait… je ne sais pas, des grains de sable qui roulent comme si… comme si on marchait en fait. Je me relève soudain et écarquille les yeux en voyant sur la plage une femme nue s’apprêtant de toute évidence à repartir avec mes vêtements. Je ne peux m’empêcher de m’émerveiller devant la beauté envoûtante de ses courbes voluptueuses et de sa peau nacrée. Ses yeux bleus acier m’observent et une petite brise fait frémir ses longs cheveux de jais.

- Que… ?

Je suis tout bonnement stupéfaite. Il n’y a pas de mots pour exprimer la surprise que je découvre. Mis à part certains détails comme mes ailes, le reflet bleuté de mes cheveux, et cette petite tâche de naissance brillante sous son œil gauche, nous nous ressemblons comme deux sœurs. Nous faisons sensiblement la même taille, c’est du moins ce que je remarque de ma place, et nous sommes jeunes toutes les deux. Quoiqu’elle paraisse un peu plus âgée et expérimentée que moi. Même masse de cheveux cascadés, mêmes yeux glacés… Je sors doucement de l’eau en la dévisageant plus que de raison et me tiens devant elle, un peu gênée de la situation. J’attrape une perle d’eau qui goutte de mon menton et la regarde couler le long de ma main tendue à la verticale tout en surveillant la jeune fille en face de moi. Lorsque la goutte arrive à mon poignet, je me décide et plante mes yeux dans les siens, pleine d’incertitude.

- Eh bien, bonjour…

Je parle le plus doucement possible pour ne pas l’effrayer, bien que beaucoup d’assurance se dégage de sa personne. Je retrouve aussi un peu de majesté dans son port de tête et d’épaules. Un sourire indécis se dessine sur mes lèvres pâles tandis que je me demande s’il ne vaut pas mieux récupérer mes habits en vitesse et courir pour m’éloigner d’elle. Mais je suis décidément trop curieuse, et je reste campée sur mes pieds s’échauffant au contact du sable brûlant. Peut-être devrais-je me présenter en première, histoire de la mettre en confiance. Ni une ni deux, je m’exécute :

- Je m’appelle Colombe, et comme tu peux le voir, je suis une ange déchue. Ça ne passe pas vraiment inaperçu !

Je tourne les yeux un instant vers mes ailes charbon et les agite d’un rire léger un peu triste en envoyant de petites éclaboussures en tous sens. Elles me dépassent d’une bonne tête et me cachent un peu la lumière du soleil, aussi je me déplace légèrement sur la gauche pour éclairer les traits fins de son visage.

- Euh… Si tu as besoin de… vêtements, on peut faire route ensemble jusqu’à Reilor, je compte moi-même aller m’en acheter de nouveaux là-bas. Ceux-là sont pour le moins… usés !

J’accompagne ce dernier mot d’une grimace en montrant mes « ballerines » de la main. Elles ressemblent désormais plus à deux petits tas de tissus qu’à des souliers. Il était vraiment temps pour moi d’arriver !

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Brusquement sa victime se releva. Eil, qui était en train de récupérer les chaussures de l'ange s'arrêta net dans son geste. Elle se figea, attendant la réaction de l'inconnu pour décider de la sienne. Tout est toujours une question de calculs... Nous, nous observions mutuellement. Ses traits semblaient empreints d'un certain intérêt, tandis que les miens restaient impassibles. Mais... L'océanide resta bouche bée intérieurement à mesure que l'autre avançait. Comment ne l'avait-elle pas remarquée plus tôt ?!
Une peau laiteuse, d'où ruisselaient lentement des gouttelettes d'eau salées... Contrastant avec des cheveux amplis de ténèbres et où, différence primordiale, perçait une touche d'azur obscur. Deux grandes ailes aussi sombres que sa crinière... paraissant tout autant duveteuse que sa chair. Créature tombée du ciel ? Comme dans ces livres qu'elle lisait étant petite ? Une silhouette svelte et bien dessinée pour une taille moyenne. Eilantha laissa glisser à nouveau son regard vers l'ovale de l'inconnue. Deux billes froides céruléennes, serties d'une frange de cils noires l'étudiaient consciencieusement. Un petit nez retroussé commençait à remuer doucement, au rythme des deux pétales rosés qui lui servait de bouche. Des mots en sortirent.. Note moelleuse perçant le silence qui s'était installé, mélodie cotonneuse dans ce paysage. Fascinée, la créature aquatique était fascinée d'un tel prodige... Bien entendu, elle la trouvait bien moins réussie qu'elle-même, mais cela était une évidence.

Cependant, l'attention d'Eil' se fixa sur des brillances légères aux doigts de l'étrangère. Pierres étincelantes qui attiraient l'oeil indomptable de la sirène. Et pendant que sa jumelle angélique se présenta et posa son regard sur ses plumes charbonneuses, l'océanide lâcha son butin qui s'écrasa dans un bruit sourd sur le sable. La main d'Eilantha se tendit vers les bijoux. Elle était hypnotisée par leurs éclats, splendide création du soleil. On ne peut décidément rien contre sa nature... C'était bien le seul sentiment qu'elle n'arrivait pas à maîtriser. Une ombre passa, voilant le reflet des ornements. Elle en profita pour se ressaisir arrêtant son geste, regardant droit dans les yeux son double et abaissa sa main. La jeune femme paraissait douce à son ton et à ces manières. Pourtant... Elle ressentait comme une gêne. Son reflet presque parfait l'était-il plus que physiquement ? Si c'était le cas, jouait-elle, elle aussi un jeu ? Néanmoins... Eil' n'avait perçu aucun signe qui puisse lui faire penser le contraire, mis à part un regard légèrement fuyant avant que Colombe ne s'introduise. Soit sa jumelle était aussi diabolique qu'elle, soit elle était définitivement naïve et écervelée. Dans le doute, elle décida de jouer l'équilibre entre la jeune femme ingénue et ce qu'elle était vraiment. Telle une équilibriste, elle se lança dans l'exercice quittant peu à peu ses traits sereins. Elle les adoucit suffisamment pour ne pas effrayer l'ange, ponctuant l'effet d'un sourire délicat. Dans l'éclat de ses yeux on pouvait encore retrouver son assurance, mais la froideur en dehors de leur couleur n'en faisait pas partie. Ses gestes étaient incertains, ce qui collait avec son comportement spontané précédent. Elle enroula une mèche de cheveux autour de son index, avant de faire entendre sa voix cristalline. Elle l'avait adouci, mais y laissait une pointe de dureté qu'on pourrait apparenter à son éducation.

"Ravie de faire votre connaissance Colombe. Je me nomme Eilantha... Mais je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'un ange déchu ?"

Certes, elle avait donné son véritable nom. Néanmoins, d'une façon innocente elle n'avait pas précisé si elle était humaine ou non. Elle avait penché sa tête sur le côté et un voile d'incompréhension s'éternisait dans ses pupilles. Elle pensait avoir la réponse, cependant elle n'était pas certaine. Étant donné que la situation était absurde. Des êtres comme elle n'existait que dans les contes et on ne pouvait pas avoir une jumelle qui vient des cieux. Eil' essayait de s'en persuader à ce moment-là. Plutôt pragmatique pour une sirène... Avant que Colombe ne puisse répondre, elle ajouta sur un ton où perçait la plainte.

"Achetez ? Hum... Je ne pense pas pouvoir. Je n'ai rien à échanger contre des... vêtements."

Et c'était vrai. Mais à part deux ou trois perles qui se battaient en duel dans sa crinière, l'océanide n'en avait pas mis davantage dans ses cheveux ce matin-là. Et elle n'avait pas d'argent pour pouvoir s'acheter quoi que ce soit. Elle s'approcha un peu plus de l'Ange, tout en douceur pour ne pas l'effrayer et pouvoir la toucher. Elle avança sa main délicate vers le visage de Colombe. Cette vision allait-elle s'évaporer lorsqu'elle mettrait la main dessus ? Son double physique était-il bien réel ? Ou la folie frappait-elle à sa porte, après deux cents ans de sentiments manipulés et contrôlé à sa guise ?

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Sa main s'approche, trouble ma vision. Étrangement, j'ai hâte d'avoir un premier contact avec elle. Sentir sa chaleur me semble indispensable pour m'assurer de sa présence. Tant de ressemblances vu de près me donnent le tournis, j'ai l'impression que seule cette main pourra me retenir de tomber dans le vide abyssal de mon âme. Tandis que ses doigts s'apprêtent à toucher mon visage, ma joue se précipite sur cette peau presque lumineuse. Comme une spectatrice non concernée, je m'observe baisser le tête et fermer les yeux le temps d'une caresse puis relever le menton et planter les yeux dans ceux de mon double.

- C'est un beau prénom, Eilantha.
Un ange déchu, c'est un ange qui a commis une faute, un pêché. Et les anges n'ont pas le droit à l'erreur. Lorsqu'ils en commettent une, on les précipite dans le monde des mortels sans leurs pouvoirs. Ils ne peuvent même plus voler. Et leurs ailes noircissent de leur culpabilité.

Une légère pointe d'amertume perce dans ma voix. J'aurais bien aimé savoir quelle avait été ma faute, pour en faire pénitence. Certes, j'ai un petit soupçon. Mais mon passé m'intrigue de plus en plus, de jours en jours. J'ai besoin de savoir ce qu'il s'est passé il y a un peu plus de six mois. Ma vie me manque comme un grand puits dans mon cœur.

- Et tu fais bien de me dire que tu n'as pas d'argent, parce que moi non plus ! Je n'y ai pas pensé plus tôt, obnubilée comme j'étais par l'océan. Je crois bien qu'il va nous falloir travailler... Ou mendier, mais ce n'est pas très glorieux et je m'y refuse, dans la mesure du possible.

Je parle comme une automate ; je mastique mes mots. Je réfléchis à une alternative. Le mieux pour moi serait de m'engager tout de suite sur un navire pirate, si je trouve (je ne pense pas qu'il y ait de vrais problèmes de ce côté-là). Seulement, je me sens un peu responsable, je l'avoue, de cette jeune femme, et il faut pour ma conscience que je l'aide au maximum.
Bref, travailler. Je voudrais un travail simple qui ne requiert pas beaucoup de capacités mais plein d'action et de vivacité. Autant profiter de ma jeunesse et de ma soif d'aventure ! Nous verrons cela en ville. Pour le moment, il faut l'atteindre. Et si cette demoiselle souhaite m'accompagner, et récupérer des habits décents, il va nous falloir partager les maigres lambeaux que je possède encore. Pas de doutes, je prends le manteau et la ceinture portant ma dague. Je lui donne volontiers mes braies, certes un peu rapiécées, et ma chemise longue. Tout ceci est certes jaunis et en pitoyable état, mais au moins elle ne sera pas nue. En guise de ceinture, e pourrais arracher une tige de lierre, mais pour les chaussures, nous serons forcées d'aller nu-pieds.
Perdue dans mes pensées, je n'ai pas fait attention à ne pas me ronger les ongles. En levant les yeux au ciel, je laisse tomber mes mains et joue avec mes bagues.

- Pour suivre le cours de mes idées, je crois que, si nous voulons toutes deux aller en ville habillées, nous allons devoir diviser en deux ce que j'ai déjà. Je peux te passer ma chemise et mon caleçon, mais pour les chaussures, je crains qui nous ne puissions plus rien pour elles. Elles ont fait leur temps, finis-je en leur lançant un regard navré. Puis je hausse les sourcils en direction d'Eilantha : veux-tu ?

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