- Aux lecteurs (spoiler):
N'hésitez pas à relire ma salle rouge, vu le temps que j'ai mis à me décider à écrire la suite ! =) J'espère que vous allez aimer !
Subitement, un univers de sensations déferle sur moi.
Le bruit de mille miroirs qui explosent simultanément, tintement mélodieux mais chargé d'une menace sans équivoque. Il retentit dans mes oreilles pendant de longues secondes.
L'odeur de poussière et de craie qui se répand dans l'air, suffocante, m'oblige à respirer avec la bouche pour ne pas étouffer.
Et, chose la plus étrange de toutes, les murs si rouges qui se mettent à fondre comme s'ils s'étaient instantanément changés en sang, dont ils avaient l'apparence. Des milliers de perles d'étoiles scintillantes dans une mare de sang, qui se rue vers moi de toutes parts.
Puis, pour finir, le sol qui se dérobe lui aussi sous mes pattes, l'ultime vestige de la réalité des événements précédents s'envolant avec lui.
Tout cela s'est déroulé si vite que je n'ai même pas eu le temps d'esquisser un geste. Même pas eu le temps d'avoir peur.
Soudain, comme si le monde s'apercevait enfin de l'absurdité qui vient d'avoir lieu, tout disparaît. Le noir. Plus que le noir, le néant. Aucune lumière visible, même avec les yeux d'un chat qui voit la nuit comme en plein jour. Aucune gravité pour m'indiquer où se trouve le haut ou le bas. Aucune odeur, aucun bruit, aucune sensation. Bref, aucun repère.
S'il y a une chose que je hais par dessus tout, c'est perdre le contrôle d'une situation. Or en cet instant il me semble que je n'ai jamais aussi peu contrôlé ce qu'il m'arrive. Complètement affolée, je me mets à gesticuler dans tous les sens, cherchant en vain un objet auquel me raccrocher, ou un sol sur lequel m'allonger, tout plutôt que flotter dans cet océan d'incertitude sans bornes. Rien. Un petit cri plaintif s'échappe de ma gorge sans que je cherche à le retenir. Si quelqu'un est à l'origine de tout cela, il est temps qu'il comprenne qu'il va trop loin, que je ne pourrai pas supporter ce traitement très longtemps.
Une sensation. Infime, à peine un frisson, pourtant je l'ai senti. Instantanément attentive, tous les sens en éveil, je cherche à comprendre ce qui l'a provoqué. Un nouveau frisson, tel la caresse du vent sur ma peau nue. Sauf que ce vent-ci a l'air presque tangible, palpable. Plusieurs langues s'ajoutent à la première et soudain je suis envahie d'une multitude de caresses sur toute la surface de mon corps. À la fois agréables par leur douceur, et repoussantes par leur indiscrétion. Pourtant, palpant différentes parties de mon anatomie, je ne sens que ma peau.
Une voix retentit soudain, brisant le silence de plomb comme une pierre trouble le calme de l'eau. Je ne comprends pas les mots qu'elle prononce dans le noir. D'abord douce, puis progressivement, de plus en plus forte. D'autres voix se mêlent à elle. Je commence à trouver vraiment étrange cette cacophonie vide de sens, quand tout à coup elles se taisent. Le silence retombe sur le néant.
Comme changeant de méthode, les multiples langues immatérielles qui parcouraient mon corps se ruent ensemble vers ma tête. Je les sens. Ces multiples consciences qui m'assaillent et cherchent à pénétrer mon esprit, au plus profond de mon intimité. Je résiste, mais pas très longtemps, elles sont beaucoup trop fortes. Je suis envahie. J'entends leurs pensées comme je sais qu'elles entendent les miennes. Et c'est ainsi que, dans un néant absolu, un silence infiniment pesant et une immobilité totale, l'une des consciences s'adresse à moi.
« Toi qui es venue à nous, tu vas devoir sur-le-champ répondre de tes actes. Nous connaissons tes qualités et tes défauts, il est inutile d'essayer de nous les cacher. Assume-toi telle que tu es et nous te laisserons partir. »
Plutôt que des mots, ce sont des images, des sensations et des certitudes que cette conscience a introduites dans mon esprit. Mais je les comprends. Tant que je reste maître de moi, je pourrai dialoguer avec elles, en pleine possession de mes facultés. Elles n'influencent pas ma réponse, pourtant je sens qu'elles en auraient le pouvoir.
« Qui êtes-vous ? Quel est cet endroit ? »
« Silence, femme-chat. Ici nous sommes les maîtres et nous posons les questions. »
Elles ne répondront pas. Nouvelle certitude. Ce n'est pas du bluff, c'est une détermination inébranlable qui se dresse face à moi. Et puis de toute façon, on ne peut pas mentir à un esprit. Néanmoins, je ne tiens pas à me livrer tout de suite à ces envahisseurs.
« Vous qui prétendez si bien me connaître, pourquoi vous être adressés à moi dans la langue des humains ? »
« Nous ne parlons pas de ce que tu es capable ou non de faire, mais de ce que tu es. Tes tares et tes forces, les nobles pensées comme les plus inavouables qui peuplent ton esprit. Ton corps ne nous intéresse pas, pas plus que ton âme. »
Bien que m'étant attendue à une telle réponse, je ne peux m'empêcher d'être surprise devant tant de certitudes et d'affirmations. Comprenant que je n'ai pas le choix, je me résigne alors à coopérer, afin d'être libérée le plus rapidement possible.
« Très bien, que voulez vous que je vous dise ? »
« Commence par nous décrire tes doutes. Tous tes doutes. De quoi doutes-tu ? »
Cette fois, c'est avec un franc étonnement que j'accueille la question. Ainsi il va falloir que je fasse un travail de recherche à l'intérieur même de mon esprit pour répondre aux questions indiscrètes de consciences inconnues qui me tiennent prisonnière. Si j'avais tenté d'imaginer cela quelques minutes plus tôt, cela m'aurait paru absurde. Désormais, cela me paraît simplement extrêmement compliqué. Mais il me suffit de leur dire la vérité, et je serai libérée. En écho à mes impressions, la voix me dit :
« Prends ton temps, pour nous offrir la plus exacte des introspections. »
De quoi est-ce que je doute ? Quand est-ce que j'hésite avant de prendre une décision ? Cherchant dans mes souvenirs avec toute la concentration dont je suis capable, j'essaie de trouver des situations qui pourraient mettre mon jugement en échec, des impasses, des dilemmes. Je n'en trouve aucun. Presque aucun. Avant, oui, je doutais. Mais désormais ma vie est un chemin tout tracé qui ne laisse plus de place au doute. Dois-je être fière ou non de cette confiance ? La voix ne me laisse pas le temps de chercher la réponse.
« C'est justement là que nous voulions en venir. À quand remonte la dernière fois que tu as douté de toi, douté de ton choix ? »
Je tressaillis. Aucune hésitation à ce sujet. C'était à la fin de l'Avant. Quand, tentant d'ignorer qu'il était trop tard pour faire demi-tour, j'avais pris le plus grand virage que m'offraient les voies des possibles. Après avoir compris que j'avais probablement commis la plus grosse erreur de ma vie.
« Maintenant, réponds à ta question. Est-ce une qualité que de faire des choix sans jamais t'interroger outre mesure ? De ne jamais te poser de questions et avoir confiance en ton libre-arbitre ? »
Assurément, la réponse attendue est non. Il est indéniable que j'avais mis exagérément longtemps avant de reconnaître enfin que mon choix n'était pas le bon. Et si l'Après n'avait été bâti lui aussi que sur une suite de mauvais choix ? Non, c'est impossible. Je ne fais que le bien, qui pourrait me le reprocher ?
« Tu ne te poses pas la bonne question. La voilà : pourquoi fais-tu ça ? Pourquoi avoir choisi cette voie plutôt qu'une autre ? Aurais-tu des remords ? »
La voix m'a mis dans une situation extrêmement embarrassante. Reconnaître que je regrette encore aujourd'hui les conséquences de ma faute ? Pourtant, c'est bel et bien le cas. Je m'étais, à l'époque, sentie responsable d'une quantité incalculable de souffrances, et cible de tant de haine que la seule voie possible m'avait semblé être celle de la rédemption. Pour apaiser mon âme, comme peut-être pour racheter ma place dans un paradis qui ne voulait plus de moi.
« Ce n'est pas ce que je crois. C'est ce que tu tentes de te faire croire pour masquer une vérité bien moins glorieuse. Tu n'as pas pensé qu'une autre voie aurait été possible, car tu possèdes bien trop peu d'imagination pour les appréhender, car tu n'aurais pas eu le courage d'emprunter ces autres chemins seule, parce que tu as besoin d'être guidée, quels que soient tes beaux principes de liberté, et que c'était le plus facile des chemins, celui qui te demandait le moins d'efforts. N'ai-je pas raison, Riza ? »
En quelques secondes, cette voix m'a accusée de tellement de défauts que la tête me tourne. Une confiance aveugle. Un esprit borné. Un manque de courage certain. Un besoin de dépendre de quelqu'un qui me fixe un but, et de fausses illusions de liberté. Et pour finir, je suis accusée de choisir la facilité. Tout cela est faux. Absolument tout, et absolument faux.
Je sens la joie des consciences grandir en même temps que mon égarement. Pourquoi veulent-elles à ce point me mettre mal à l'aise ? Quel est leur intérêt dans le fait de me faire réfléchir sur mes propres défauts ?
Une confiance aveugle, c'est en partie vrai, je m'en rends compte maintenant. Quand je prends une décision, il est rare que je la remette en question. Cela ne m'est même arrivé qu'une fois. En revanche, cela m'a toujours poussé vers l'avant, car à trop douter on finit par ne plus rien oser. Lorsque je me suis rendu compte de mon erreur, je l'ai rectifiée, et je suis encore là pour y penser. Alors, certes, je vais sûrement devoir remettre en question des choses acquises, pour éviter de refaire de telles erreurs. Pour autant, il ne faut pas que je cesse d'agir !
Les voix sont attentives. Elles apprécient ce que je pense et m’incitent à continuer par une petite pointe de curiosité. La suite me fait mal à la tête, mal au cœur, mal à la fierté, mais tient enfin en respect cette lâcheté qui s’est emparée de moi depuis le début de l’Avant. Je continue donc.
J’ai toujours choisi la voie de la facilité. C’est un défaut que je ne peux pas nier, mais qui me semble des plus logiques. Après tout, je suis encore jeune et je n’ai certainement pas toute l’expérience nécessaire pour déceler les pièges. Alors, sans être inconsciente, lorsqu’une issue s’offre à moi, je n’y réfléchis pas à deux fois. Mais si c’était tout, ce serait bien trop facile. En effet, ces voies se sont parfois avérées être très peu fréquentables pour une jeune fille et m’ont incité à vieillir prématurément et de façon hétérogène. Toutes ces piques lancées par le destin m’ont marquée à jamais, et ont façonné une Riza telle que je ne me serais jamais imaginée quelques années plus tôt. Une Riza résignée, qui refuse de penser à elle-même et qui se ronge de remords.
Toutes mes démarches, depuis toujours, ont été guidées par la lâcheté. C’est pour cette raison que je n’ai jamais agi pour mon propre compte, que je n’ai jamais su me fixer de but, que j’ai toujours aveuglément obéi à un autre. Mon père, Lui, puis moi-même, me torturant l’esprit pour me forcer à rester au service des autres quoi qu’il m’en coûte. Tout cela est lâche.
Recroquevillée dans le noir, mes pensées se bloquent et des hoquets retentissent, perçant le silence. Des sanglots. Les consciences sont assouvies de repentir. Elles ont désormais un aspect caressant, qui calme peu à peu mon esprit à la dérive. Lorsqu’elles prennent la parole, je suis déjà presque à même de les comprendre.
« C’est bien, petite neko. La douleur que tu ressens est celle de tous tes défauts réunis. Mais heureusement pour toi, tu as également des qualités, et non des moindres. Laisse-nous en discuter avec toi. »
« Je vous en prie, faites cesser cette souffrance inutile, je me suis repentie. »
« C’est vrai, cependant tu n’as pas terminé ton épreuve. Tu dois encore reconnaître les qualités que tu possèdes. Réfléchis et cites-en une. »
Si absurde que ce jeu me paraisse, il me semble inutile d’essayer de le comprendre. La réalité dans laquelle je flotte est semblable à un rêve, bien que toutes les émotions que je ressens me suffisent à conclure que ce n’en est pas un. La douleur, surtout, celle qui m’empêche de respirer tant elle me tient prisonnière de son étau glacial.
À quoi bon avoir des qualités lorsqu’on est, comme moi, l’esclave de son destin ? Je me sens si fatiguée que je tente d’oublier ces présences intrusives et de vider mon esprit de toute pensée jusqu’à ce que vienne la délivrance. Car je suis bel et bien toujours enfermée. Enfermée à l’intérieur de moi-même, enfermée dans un néant d’une noirceur infinie.
Soudain, une idée me traverse l’esprit. Un mot vagabond, venu de mon inconscient ou bien soufflé par l’une des voix, difficile de le savoir : « Loyauté ». Il sonne à mes oreilles comme le bruit d’une botte dans la boue. Peut-on réellement considérer comme une qualité cette loyauté qui m’a poussée à faire tant de choses méprisables ? C’est un point de vue. Certainement pas le mien. Et puis, après tout, j’ai fini par Le trahir… Non, décidément, les qualités, ce n’est pas mon fort.
« Abrégeons, Riza. Nous sommes impatients. Des qualités, et nous te libérerons. »
Cette fois, le ton est menaçant. Les consciences m’ont réveillée de force. Elles m’obligent à réfléchir, à penser à mon caractère. Je ne peux pas résister, cette pression spirituelle manipulatrice est trop forte pour moi.
La loyauté, oui, mais pas seulement. Surtout, et avant tout, la curiosité. Cette soif irrésistible de comprendre pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, de savoir ce qui se trouve de l’autre côté du mur, et tous ces détails qui rendent chaque situation unique. C’est une caractéristique que j’ai toujours possédé. Déjà dans ma plus tendre enfance, je passais des heures à observer le ciel ou un animal, un fruit ou une machine, dans l’espoir de saisir son fonctionnement. Cela m’a été utile plus d’une fois, d’ailleurs, car ainsi j’apprends vite à utiliser de nouveaux objets, et je m’adapte facilement à des terrains variés.
Je suis également, même pour une neko, plutôt énergique. Lorsque j’en ressens le besoin, je sais déployer une force physique qui en a étonné plus d’un. Le tout reste de savoir utiliser cet atout à bon escient. Je n’ai jamais réellement travaillé cette puissance, mais la vie que j’ai menée m’a façonnée de cette manière. Je dois dire que je ne m’en plains pas, car cela peut s’avérer fort utile.
Soulagement. Enfin, les voix semblent rassasiées. Elles ont eu leur compte d’aveux et relâchent leur pression sur mon esprit. Sans un mot, elles commencent à se retirer, petit à petit, redevenant caresses. Je respire. Il me semble que cette sensation est la plus agréable que j’aie jamais ressentie. De l’air, enfin, qui entre dans mes poumons trop longtemps comprimés par le chagrin et la colère. Après tout, c’est vrai, j’ai des qualités. Il faudra que je me fasse une promesse, quand j’en aurai envie. Celle de plus réfléchir comme je viens de le faire, bien que cela m’ait été imposé. Cela a beau faire resurgir des souvenirs douloureux, on sort de cette expérience avec une détermination accrue, et de nouvelles armes pour faire face à l’adversité.
Je suis bientôt presque seule, dans ma tête. Seule subsiste une voix, celle qui m’a parlé. Elle veut une clé. Elle exige de moi une dernière chose qui me libérera définitivement de son emprise. Ma réaction instinctive suffit à me la faire trouver.
Cette conversation à sens unique m’a quelque peu perturbée, et de sentir toutes ces âmes se retirer sans avoir conclu de quelque manière que ce soit est pour moi presque décevant. Vain. J’aurais aimé…
La dernière voix se retire alors de mon esprit, puis me souffle à l’oreille, dans la langue des humains :
« Merci. »
Me laissant en paix avec moi-même, les petits êtres caressants se retirent définitivement. Mon désir de reconnaissance assouvi, j’ouvre à nouveau les yeux sur un néant qui me semble désormais moins effrayant.