Une faible lueur argentée perçait par endroit l'immense étendue de vert sombre qui reposait sur de puissantes et vieille colonnes difformes et sinistres. La végétation était aussi variée qu'envahissante ; le lierre, agressif et tenace semblait déterminé à étouffer chaque branchette des arbres centenaires dont les racines surgissaient de nulle-part, chevauchant les souches mortes et rongées par les thermites. Les ronces et les orties étaient omniprésentes, grimpant parfois sur les rochers, les vieux talus et les fourmilières abandonnées. Pour quelque obscure raison, il arrivait qu'une longue tige épineuse reliât deux arbres entre eux, pendant en arc de cercle, prête à égorger le premier imprudent qui passerait par là. Les feuilles fanées gisaient tristement, formant un bien sobre tapis qui se confondait avec la boue. Certains arbres s'étaient effondrés, vides et décrépits, et il n'avait pas besoin de visage pour exprimer la souffrance qui tiraillait chacun d'entre eux. S'il y avait des fleurs, c'était du gaillet flétri qui émergeait des buissons de fougère desséchée, peinant à survivre dans l'austérité du décor. Aucun son qui était propre à la forêt n'osait venir perturber le calme froid, presque hostile de cette profonde région de Rosyel. Pas un chant d'oiseau ni un grognement de sanglier ; rien, sinon le souffle glacial du vent.
Cet environnement interminable fondait dans l'obscurité lointaine, là où le néant avait pris la place de l'horizon, et semblait peiner à engloutir une unique clairière dévastée. Si la lumière y abondait un peu plus, malgré la noirceur des nuages, elle n'en était pas moins menaçante. Au centre se trouvait un énorme tronc de chêne couché avec lourdeur, plus mort qu'une vieille charogne.
- Sereg ! Attends-moi !
Des bruits de métal tranchant vinrent à l'encontre du silence, mais aucun échos n'y répondait. Bientôt, une silhouette émergea des ronces, se frayant un chemin à l'aide d'une dague en argent. Sereg s'arrêta dans la clairière et resta parfaitement silencieux. Des sanglots ? Oui, son ouïe d'elfe ne se trompait jamais, l'eau qui entendait couler ne dévalait pas dans une rivière mais sur une joue. Ses yeux se posèrent un instant sur le chêne effondré, puis il le contourna pour découvrir une fillette recroquevillée à l'intérieur du tronc vide. Elle semblait avoir à peine douze ans.
- Sereg !
L'elfe ne quitta pas l'enfant des yeux.
- Je suis là.
Edhelwen apparu à son tour par le petit chemin frayé par son fiancé. La jeune elfe, d'une beauté rare même au sein de son peuple, sursauta en voyant la jeune fille. Un petit cri étouffé s'échappa de sa petite bouche pâle et fine. La fillette redressa la tête et son visage triste s'éclaira. Ses yeux se posèrent successivement sur le visage de Sereg, d'Edhelwen, puis sur la lame argentée. Soudain folle de joie, elle sauta au cou de la jolie elfe.
- Oh ! J'avais si peur ! Merci de m'avoir retrouvée !
Les deux filles rirent ensemble mais Sereg demanda inquiet :
- Comment t'es-tu retrouvée ici ?
Edhelwen posa la petite au sol et celle-ci se tourna vers le grand elfe.
- J'ai été poursuivie par un sanglier très féroce ! J'ai couru très très vite, il a failli me dévorer ! Quand il a abandonné, je me suis retrouvée ici. Toute seule...
Aussitôt, son visage exprima à nouveau la peur et la tristesse. C'était presque surjoué, pensa Sereg. Edhelwen s'accroupit à côté de l'enfant.
- Comment t'appelles-tu ?
- Je m'appelle Rána et j'ai très faim.
- Oh !
Bienveillante, Edhelwen saisit le sac qu'elle avait dans le dos et en sortit des provisions variées : pains, fruits, légumes et toutes sortes de produits comestibles trouvés en forêt. La fillette regarda avidement l'amas de nourriture avec un sourire heureux qui s'effaça rapidement.
- Je n'aime pas ces choses là.
- C'est tout ce que nous avons, s'impatienta Sereg.
- Qu'est-ce que tu aimes ? demanda Edhelwen.
- J'aime la viande.
- Nous n'en avons pas, répondit Sereg.
- Je veux vous manger, dit Rána avec un sourire.
Les deux elfes eurent la même réaction. A l'unisson, ils poussèrent un cri d'exclamation.
- Je ne comprends pas, dit Edhelwen gênée.
- Moi je crois que je commence à comprendre, dit Sereg en levant sa dague d'argent.
Aussitôt, une puissante masse le projeta à terre. Sonné, il chercha à tâtons son arme qui lui avait échappé des mains, mais Rána l'avait déjà ramassée et riait au éclat en regardant Edhlwen. Sereg l'imita et poussa un cri d'horreur. Deux loups l'avaient saisie violemment et dépeçaient à coups de dents la pauvre sylvaine qui semblait inconsciente. Il voulut se lever pour la libérer mais une mâchoire canine se referma sur sa nuque, lui arrachant un cri et une douleur dissuasive.
- De toute façon elle est déjà morte, dit Rána en riant comme l'enfant sage qu'elle avait paru être.
La bête relâcha son étreinte et la fillette vint s'asseoir à califourchon sur le dos de l'elfe. En prenant sa main droite qui était deux fois plus grande que les siennes, elle lui dit d'un air enthousiaste :
- Tu vois, les deux loups, là-bas ? Celui qui essaie d'arracher son bras, il s'appelle Anca. Et à droite, c'est Rog. Et pis lui, c'est le plus beau !
Le loup qui avait attaqué Sereg se posta devant lui.
- C'est le chef ! Il s'appelle Argor ! C'est joli, non ?
- Espèce de folle ! s'écria Sereg.
Rána ne répondit pas. Elle portait toute son attention sur la main droite de l'elfe, faisant tourner la dague entre ses doigts. En chantonnant une petite comptine d'enfant.
- Tu as de jolies mains. Tes doigts sont longs et fins, un peu comme des pétales de mareguerite !
Un rire innocent s'échappa de sa bouche. Puis, elle posa la lame sur l'auriculaire et le trancha, arracha un cri au sylvain.
- Je t'aime... un peu... beaucoup... passionément... à la folie !
Les doigts tombèrent un à un. Des larmes étaient apparues sur le visage de Sereg qui hurlait, suppliait, priait à pleins poumons. Mais Rána n'entendait rien. Elle s'émerveillait devant son résultat.
- Je t'aime à la folie !
Sereg ne criait plus. Il avait abandonné tout espoir de s'échapper d'ici et cela sembla ennuyer Rána qui perdit son sourire enfantin. Elle se leva, le retourna avec l'aide d'Argor et l'égorgea lentement. Un silence suivit ; puis, Rána redressa la tête et sourit aux trois loups qui s'étaient réunis.
- On va bien manger ce soir !