La chimère sentit à la première phrase de la neko une sorte d’invitation. La suite reflétait une volonté plus forte qu’elle ne parte pas. C’était soudain, surprenant, inhabituel… et pourtant si naturel. Balsa marcha vers sa cape laissée au sol et la passa.

- Je suppose qu’on peut rester dormir là…

Ses tympans vibrèrent au son des pas approchant. Elle revint vers Kaleya, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.

- On a de la visite, soyons sages.

Le petit groupe approchait alors que Balsa mettait la capuche sur sa tête. De ce qu’elle voyait du coin de l’œil, ils étaient quatre. La chimère ne releva pas la remarque de Kaleya, de peur qu’ils entendent ou qu’elles paraissent trop suspectes.

- Pour manger on devrait trouver une mare formée par le recul de la marée. Avec de la chance, il y aura quelques poissons qui trainent, je te montrerais comment je les attrape !

Kaleya acquiesça et elle s’apprêtait à s’éloigner lorsqu’une voix grave retentit :

« Eh ! Faut pas être impatients, les gars ! On peut pas toujours être à l’heure... »

La neko se figea. De quoi parlaient-ils donc ? Les hommes avancèrent jusqu’à n’être plus qu’à quelques pas d’elles.

« Oh des nouveaux clients ! commenta encore l’homme. Bon, vous avez le fric au moins ? »

Devant le regard perplexe de ses interlocutrices, il précisa d’un air entendu :

« Pour la marchandise... faut payer. »

Ainsi donc les hommes qui s’étaient approchés les confondaient avec des clients. Le regard de Balsa glissa sur leurs sabres, puis sur la musculature qu’ils exhibaient d’un air autoritaire. Rhaaaa ces humains, toujours fourrés dans une quelconque embrouille, se croyant si forts et intelligents.

- Et pour que vous alliez voir ailleurs si on y est, c’est gratuit j’espère…

Elle tenta de résister, en vain :

- Sinon on vous paye avec les dents en or qu’on va vous arracher.

Kaleya ne put effacer l’amusement dans son regard lorsqu’elle croisa les prunelles orageuses de celui qui semblait être leur chef.

« Jouez pas à ça... gronda-t-il.
- Vous avez raison, ça pourrait mal tourner. » répondit aimablement la neko.

Elle ne se faisait pas d’illusions : les gars étaient trop louches pour se permettre de laisser des témoins. Finalement, c’était aussi leur cas à elles. Mais elle ne porterait pas la première attaque. Qu’ils viennent d’eux-même.

Kaleya finit d’énerver totalement le plus bavard d’entre eux, qui claqua des doigts vers ses acolytes. Les trois gars se précipitèrent alors vers elles. Balsa ne se fit pas attendre et se jeta entre deux hommes, posant ses mains sur leurs avant bras respectif, prenant soin d’envoyer une décharge mortelle. Ils écarquillèrent les yeux, leur visage se tordit de douleur et ils furent éjectés en arrière, leur peau noircissant déjà sous les tremblements de leur corps.

Ils ne prirent pas garde à son conseil. Tant pis pour eux. Et tant mieux pour elles. Lorsqu’ils se jetèrent sur elles, Kaleya dégaina ses deux lames et courut à la rencontre des... ah ben non, il n’en restait plus qu’un. Les deux autres venaient d’être purement foudroyés. Sympathique comme tout.

Elle esquiva sans peine l’assaut si maladroit du troisième. Il n’eut pas le temps de comprendre, deux lames s’enfonçaient déjà dans sa poitrine.

La neko mit à peine une seconde de plus pour se débarrasser du troisième assaillant. Il ne restait plus que ce qui leur servait de chef, tremblant des genoux, considérant corps à terre et la défense inattendue des témoins qu’il voulait mortes. Balsa avait un sourire des plus mauvais et laissait courir l’électricité dans sa main.

- Pas vraiment distrayant… Qu’est-ce qu’on fait de lui maintenant ? Deux chacune, je te le laisse Kal’ ?

La bataille fut trop courte. Décevante. Elle n’avait même pas eu à... se battre. Un feulement imperceptible s’échappait de sa gorge. Une petite part d’elle-même, qui observait la scène d’un regard extérieur, était horrifiée par leur comportement, à toute les deux. Trop petite pour intervenir.

Elle tourna brusquement la tête vers l’homme et le considéra longuement, à la manière d’un chat.

« Bats-toi...» murmura-t-elle avec un petit sourire, jouant avec sa peur.

Balsa se réjouit de voir Kaleya chercher à savourer le combat. Voila un nouveau point commun entre elles qui se dessinait avec une netteté terrifiante : elles aimaient jouer avec leurs proies. Loyale et pas affamée de la mise à mort d’un simple humain, la chimère fit quelques pas en arrière, riant d’abord au nez de l’homme, laissant ensuite de la place aux combattants. Elle ne doutait pas que la victoire irait à son amie.

Kaleya n’attaqua pas immédiatement, laissant doucement l’attente devenir insupportable... jusqu’à ce que ce soit lui qui bondisse. Un sourire amusé aux lèvres, elle s’effaça et punit sa maladresse d’une longue estafilade.

Chacune des attaques manquée de l’homme se solda d’une profonde blessure. La neko tournoyait, se jouait de ses assauts avec un large sourire... frappait. Malgré sa résistance, il faiblissait. Son sang rougissait le sable.

Une lueur désespérée dans le regard, il finit par s’effondrer.

Le dernier homme de la bande s’effondra sous les coups agiles et particulièrement bien placés de la neko. Très habile, elle était une combattante redoutable. Les souvenirs d’une nuit éclatante flottèrent dans l’esprit de Balsa. Mais elle revint bien vite à la réalité et dit avec amusement :

- Ben du coup on va peut-être pas rester là non ? Pas que je pense qu’il y ait beaucoup de passage, mais ça va vite sentir le cadavre...

L’exécution eut lieu dans les règles de l’art : Kaleya égorgea sa victime et le sang se répandit, giclant et coulant de son flot rouge. Voila que la neko se rendait des moins présentable. Mais qu’importe, elles allaient s’arranger pour n’être pas découvertes.

- Là-bas ou beaucoup plus loin si on veut être tranquilles... Oublie pas l’éleveur qui habite juste à côté.

Balsa se pressa, lançant déjà la marche vers l’intérieur des terres d’un pas rapide.

Kaleya suivit le mouvement de Balsa sans trop y réfléchir. Elle se rendait compte que cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus tué d’être humain. Longtemps qu’elle n’avait ressenti un tel sang-froid en le faisait. Mais ce qui la troublait le plus, c’était justement le fait qu’elle ne se sentait pas pleinement en accord avec elle-même.

Après un silence, d’une voix légèrement altérée, elle murmura soudain :

« Dis... est-ce que tu aimes tuer, toi ? »

Balsa s’arrêta tout net, alors qu’elle allait enjamber la barrière des chevaux. Elle fronça les sourcils en direction de Kaleya. Bien sur qu’elle jouissait du moment où elle donnait la mort, mais comment l’exprimer sans passer pour une dangereuse psychopathe ?

- Quand il s’agit de vermine, c’est assez plaisant oui…

Elle devait lui paraître monstrueuse, et cela lui noua la gorge. Elle tourna le dos à la neko pour ne pas affronter son regard et poursuivit sa route.

Elles traversaient à présent le pré des chevaux. Balsa comprit que Kaleya ne parlait pas simplement en l’air et était perturbée par ses pensées. Elle parla à voix basse, sur le ton de la confidence.

- C’est assez inhumain et je ne pensais pas entendre ça de la part de quelqu’un comme toi, mais c’est vrai : tuer est parfois agréable.

Elle fit quelque pas de plus.

- C’était quand ce « avant » au fait ?

Balsa ne donna pas la réponse, évidente selon elle, à la question de Kaleya. Elle écouta la suite alors qu’elles passaient l’autre clôture du pré et revenaient sur le chemin.

- Tu trouves que tu as changé ? Pas depuis l’an dernier il me semble, si ça peut te rassurer…

La chimère regarda alentours, cherchant la meilleure direction à prendre.

- Tu avais choisit bien avant de vivre comme ça, non ? Prendre des vies sans regrets ?

Kaleya répéta doucement, intriguée :

« Tu entends quoi par quelqu’un comme moi, Balsa ? »

Puis elle reprit en haussant les épaules :

« Oh non je n’ai pas tant changé. Mais ça reste présent. Je pense différemment. C’est intéressant. »

Elle eut un petit rire avant de continuer :

« Je n’ai pas exactement choisi. Je me suis juste défendue, au départ, et j’ai appris à ne plus regretter. »

À mesure qu’elles parlaient, leurs foulées s’allongeaient et elles approchaient de leur but.

Elles avaient opté pour suivre le chemin vers l’ouest. Il était plus sage en effet de quitter l’élevage équin avant de s’enfoncer vers les terres intérieures. Balsa gardait le silence, songeant aux confessions de Kaleya. Elle chercha ses mots, puis lâcha :

- Tu veux sauver des vies en changeant les choses à l’ouest, et à côté tuer des inconnus froidement ne te dérange pas… Comprends mon étonnement.

L’exploitation passée, elles tournèrent à gauche vers la forêt.

Kaleya éclata de rire :

« Eh oui, que veux-tu, je ne suis pas... logique ! »

Elle reprit son sérieux et expliqua :

« Comme tu disais, ceux qu’on considère comme de la vermine sont... bien plus facile à tuer. Ce n’est pas vraiment en opposition avec mes buts. Je ne tue généralement que pour me défendre, pas pour le plaisir. »

La forêt et ses ombres se faisaient de plus en plus proches. Rarement Kaleya était allée jusque là.

Les pas se faisaient moins rapides, luttant contre la végétation sauvage dans l’obscurité montante du soir. La rosée déjà suintait sur les herbes.

- Tu n’as jamais brisée une vie pour tué le temps ?

Un craquement résonna depuis la forêt et Balsa se baissa en faisant signe de se taire à Kaleya. Elle scruta l’ombre entre les arbres, sa pupille se rétractant pour s’adapter. Dans l’air flottait une odeur d’excréments et de poils mouillés.